Le miroir et l'enfant @bensavalle

L’autre jour j’accueillais chez moi mes neveux et nièces. Ce sont des habitués des lieux, ils y ont vécu avec leurs parents pendant plusieurs mois. Ils avaient leur chambre, leur lit, et quelques jouets qu’ils avaient ramenés de leur ancien habitat ou achetés pour l’occasion.

 

Depuis peu, toute cette belle famille avait enfin son appartement. Finis les pleurs en pleine nuit, les caprices et les cris, terminés les repas de famille et les affaires qui traînent un peu partout. La maison retrouvait sa quiétude, et le silence reprenait son devoir. Dorénavant hors du temps, les chambres qu’ils avaient jadis occupées se transformaient en territoire mortuaire, figé à l’abri du temps, seul vestige de leur présence. De leur passage restait au sol une boite remplie de jouets, une belle boite bleue, dernier symbole presque incongru d’une pièce désormais sans identité.

 

Grand adulte que je suis, et dernier né d’une famille nombreuse mais dispersée, j’ai vécu passivement le départ de mes frères et sœurs, lesquels en partant abandonnaient sous le couvert de leurs sentiments quelques affaires. Affaires qu’en tant que Benjamin de la famille, je récoltais avec excitation ou indifférence selon les objets laissés. J’ai par exemple accueilli avec un soin religieux les bandes-dessinées Gaston Lagaffe hérités de mon frère, tandis que généralement tout vêtement laissé à l’abandon récoltait de ma part une hypocrite affirmation.

 

Là où mon frère et ma sœur pouvaient transmettre leur héritage et confier le poids de leur enfance, moi je n’avais personne. Personne de ma famille, personne à qui transmettre un héritage, et personne en qui déléguer sa confiance et la transmission familiale. J’ai légué mes BD Picsou à la bibliothèque du coin, jeté mes posters de Guild Wars, et déconstruit mes legos Star Wars. Tout cela gît maintenant dans l’obscurité et la poussière, au fin fond d’un grenier inaccessible rempli de cartons scellés. Dans mon jeune esprit, il y avait peu de chances pour qu’ils trouvent successeur et connaissent une nouvelle vie.

 

Or, après les pérégrinations de mon frère à l’étranger, le voilà revenant dans notre contrée normande. Parti seul, il était de retour accompagné de sa femme et de ses quatre enfants. Aventurier sans le sou, il résida un moment dans son ancienne demeure le temps de gérer ses transitions et de retrouver une situation stable. Tout un chantier fut mis en œuvre, réactivant le devoir parental. Deux anciennes chambres avaient été aménagées pour l’occasion, une pour le jeune couple et l’autre pour leur braillante progéniture.

 

À mesure de leur installation, chacun prenait consciemment ses nouvelles marques. Nouveau rythme, nouvelle langue, nouvelle culture, les premiers mois furent le lieu de plusieurs conflits et compromis.

 

En préparation de cet événement, mon cœur d’oncle encore à l’ouvrage et dans l’effervescence familiale, mon devoir me somma d’aller tirer de leur torpeur mes anciennes figurines et jouets d’antan. Je me fis une mission d’aller desceller la porte condamnée du grenier derrière laquelle s’entassaient inlassablement tant de souvenirs, et trésors d’un passé récent. Bravant toiles d’araignées, mal de dos, fatigue et bras brisés, j’entrepris d’y descendre une belle boîte bleue plastique d’à peu près un mètre vingt sur un mètre. C’était ma boîte. Ma boîte quand j’étais petit. Ma boîte à jouets qui m’avait accompagné de mes 5 à 12 ans.

 

J’en avais deux des boîtes. Une avec des figurines, et l’autre avec des jeux de construction. Celle avec les jeux de construction ils l’avaient déjà ; après tout avec ce type de jeu, le matériel n’a aucune histoire ou identité, c’est ce que tu construis avec qui lui donne tout son charme.

 

Enfant, je gardais ces deux boîtes sous mon lit. J’en avais même fait un fauteuil pendant un temps, en les superposant l’une au-dessus de l’autre et en recouvrant le tout d’une couverture brune et d’un oreiller blanc. À la longue, j’en ai cassé une, mais c’était un endroit que mon chat aimait bien squatter ; chat qui me tient actuellement compagnie, et squatte allègrement mon bureau, à gauche de mon ordinateur.

 

@Ben Enfance et Miroir

Coucou.

 

Il avait été convenu de ne pas leur céder cette belle boîte bleue dès leur arrivée. Trop d’excitation, trop de nouvelles choses, et s’ils devaient s’adapter à leur nouvel environnement, nous devions de notre côté nous adapter à cette nouvelle présence (et entre nous, je ne sais pas qui a eu la plus longue période de transition).

 

Mais ça y est, le jour J étais arrivé. Alors qu’ils gravissaient à quatre pattes et à vive allure les escaliers jusqu’à leur chambre, déjà au milieu de la pièce les attendait la belle boîte bleue. Et tandis qu’ils s’extasiaient bouche ouverte, yeux sortant, de cette nouvelle présence dans leur repaire, c’est ma mère qui s’est fait un devoir, avec cette douceur et cette intelligence propre à toutes les mères, de leur dévoiler le contenu de la fameuse boîte. En prenant le soin d’en expliquer sa provenance et son histoire. Je présume qu’elle n’a eu leur attention que brièvement. Dix secondes pour leur dire que cette boîte renfermait des dizaines et des dizaines de jouets. Dix secondes pour leur dire d’en prendre soin, et d’en savourer l’intention. Ils n’avaient plus qu’une hâte celle de se précipiter et d’ouvrir cette malle au trésor. Ils n’écoutaient déjà plus, leur joie prenant le pas sur leur raison, l’impatience grandissante les faisant trépigner d’excitation.

 

Ma mère avait eu la fine délicatesse de me consulter avant cet événement. Me prenant à part, elle m’avait mis sous les yeux deux figurines, un power ranger rouge et l’autre vert, que mon cœur d’enfant se rappelait encore avec joie, tant elles avaient rythmées mon imaginaire de gosse pendant de nombreux après-midi.

 

Je tiens à préciser qu’à ce moment j’acceptais sous une légère indifférence feinte de ma part. Sans respect, c’est le bon sens qui parla. Si cela ne t’es pas utile, si cela n’occulte pas tes pensées, alors laisse le temps faire son œuvre, et fais-en don sans égard à ceux qui accepteront ce présent avec joie. J’avais déjà concrétisé de manière abrupte le deuil de mon enfance, et malgré leur signification, ce n’étaient pas quelques reliquats du passé qui allaient m’extirper de mon rationalisme.

 

Toutefois, dans mon détachement, je n’ai pas pris la peine de m’attarder sur ce lègue, ne prêtant que peu d’attention à son contenu. Je ne savais plus précisément ce qu’elle contenait, et ce n’est que quelque jours après, que curieux, j’allais investiguer les lieux.

 

À mesure que j’entrais dans leur chambre, j’apercevais éclatés sur le sol, cachés sous les couvertures et les oreillers, ici et là, multiples jouets, figurines, formes diverses et variées, qui éveillèrent chez moi une vive nostalgie. Ils étaient là, face à moi, me regardant fixement de leurs regards impassibles, fracassés sur la terre, de nouveau à la lumière de jour. De simples jouets entre leurs petites mains humaines, c’était mon enfance que j’avais terrée dans son coin qui me mordait les miennes.

 

Je pouvais nommer la provenance de chacun. Figurines glanées dans les minibox du Quick en bas de la rue, le cadeau au pied du sapin que j’avais attendu pendant tout le mois de décembre, celui que j’avais écrit sur ma liste pour le père Noel, celui que j’avais vu dans un magazine et dont j’avais découpé l’image aux ciseaux. Jouets offerts pour mon anniversaire, ceux qui m’ont joyeusement surpris, et ceux qui ont remplis mes attentes ingrates de gosse. Cadeaux de chez grand-mère et grand-père, avec les petits gâteaux offerts après. Et ma grand-mère, comme ma mère, qui n’hésitait pas à me refourguer un troisième yaourt au chocolat, sous prétexte que je n’étais pas bien gros. Chacun avait une histoire bien particulière, chacun faisait référence à un souvenir.

 

@Ben Enfance et Miroir

La boite bleue en question

 

Je n’avais pas ouvert cette boite avant de leur confier. Je n’avais qu’un souvenir flou de son contenu. Quelques brides de souvenirs sans importance par ici et par là. Des fragments d’après-midi, d’histoires entre amis. Mais toujours cet imaginaire vif et précis.

 

Les mêmes méchants à chaque fois ; une grande figurine, bestiale, avec le bras droit qui faisait Klash, Klash et le bras gauche qui faisait Brum, Brum. Elle avait un petit bouton dans le dos, où lorsque j’appuyais elle s’écriait de sa voix électronique « À la bataille ! ». Le T-Rex aux yeux rouges et à la queue bouffée par mes petites dents qui ne tenait presque pas debout.

 

Les mêmes héros. Un Batman et un Robin tout brillants et argentés, et la cape de Robin qui ne tenait jamais dans son dos. La petite figurine mécano avec ses lunettes rondes, qui trouvait toujours une solution aux problèmes des héros. Le power ranger Rouge et le Vert, les leaders du groupe des gentils. Et le vert avait une moto. Mes playmobils Robin des Bois qui se cachaient dans les bosquets en plastique que je mettais avec soin sur ma moquette verte. La belle famille américaine, avec le père, la mère, le fils, la fille et l’enfant qui habitaient toujours dans la même maison. L’écureuil infirmier avec ses médicaments et son petit lit.

 

Et d’autres encore, héros d’un jour, d’une histoire sans pareil d’un quotidien de gosse.

 

Mais ils vivaient autres choses à présent. Dans des mains étrangères aux miennes. Dans une maison qui n’était plus la mienne. Et j’observais. Je les voyais couvrir le sol, désirés, arrachés des mains, lancés en l’air, cachés dans les poches, où mis en scène passionnément. Et leurs drames aussi. Mon stégosaure qui perd sa queue, alors que je le pensais indestructible. Mon mécano qui perd sa tête, arraché à son corps frêle. Le power ranger noir, souvent dans le camp des neutres, qui se retrouvera estropié de guerre, sans jambe droite pour le soutenir.

 

Cette histoire se termine chez mon frère. Après plusieurs batailles, il trouva son repos dans un appartement sur les hauteurs de la ville. Là, les quatre bambins partageaient deux chambres. Avec leurs livres, leurs jouets, leurs devoirs, leur mère et leur père.

 

Un soir. Un week-end. L’invitation à dîner. Mon père, ma mère et moi. Ma sœur dans nos cœurs. L’accueil, l’échange, et les sourires complices. Ma mère avec sa belle-fille, mon père avec son fils. Et moi. Dans l’attente. Mes neveux et nièces. Distraits, absents, égoïstes, et joyeux. Leurs chambres. Ma plus grande nièce qui me prend la main et me conduit dans un recoin de son lit. Une petite boite en osier. Et de sa voix si haute, me dit :

 

« Benjamiinnn, j’ai un problème. Mon zombie il marche pas. Regarde, la lampe elle est cassée. »

 

Le zombie en question c’était une figurine de chez Quick. Qui venait de chez moi. Qui n’aurait pas dû quitter la chambre et ma belle boite bleue. Et puis ce n’était même pas un zombie, merde. C’était juste un gars avec la peau verte. Et une veste violette et un bonnet orange. Un gars bien quoi. Un éclaireur.

 

Mais non. C’était un zombie. Peut-être qu’il a toujours été un zombie. Peut-être que je ne l’avais jamais vu. Il existe. Chez quelqu’un qui y trouve sa vraie valeur. Qui partage ses problèmes. Sa lampe ne fonctionne pas, c’est dramatique. Moi c’est Adobe Premiere qui ne fonctionne pas. Est-ce que c’est aussi dramatique ? Je ne sais pas. Je ne pense pas. Je me sens seul. Ce n’est pas mon ordinateur qui va me raconter des histoires.

 

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