Je ne pense pas être bon négociateur. Longtemps, la négociation restait ce fantasme absurde de marchands perses discutant le prix d’un tapis : « 70 roubles criait l’un ! Non 30, répondait l’autre ! 60 prix d’ami ! 40 je n’irais pas au-dessus ! 50 dernière offre ! » Regards entendus, sourires malicieux, poignée de main complice, et l’affaire était dans le sac. Toutefois, je n’ai pas eu la chance de concrétiser ce fantasme, et mes premiers entretiens clients m’ont amèrement fait découvrir une autre réalité.
J’ai commencé l’entreprenariat directement à la fin de mes études. J’avais 20 ans. Un peu par erreur et sans volonté directe. Il y a eu des hauts et des bas, et pendant bien longtemps, je n’avais guère de ligne directrice. L’un de mes principaux leitmotivs était de me dire : « Je ne sais pas ce que je fais, mais au moins je le fais ». Autant vous dire que ce n’était pas la meilleure formule pour être le plus productif.

Ground control to major tom.. ♪ ♫
L’un des récifs majeurs de cette longue route de l’entreprenariat me prit de court, le jour où pour la première fois, j’ai dû facturer un client. Pour commencer, je n’avais aucune idée de comment construire un devis ou une facture. J’avais beau avoir fait deux ans d’études en commerce et marketing, j’étais infoutu de savoir quand, comment, et sous quelles conditions, je devais facturer un client. En revanche, je savais faire de jolies analyses PESTEL et matrices SWOT. Ça ne m’a jamais servi, mais au moins j’avais de bonnes notes en marketing.
Pour commencer, je n’avais que peu d’expériences professionnelles. Quelques stages par-ci, par-là, de petites missions d’animateur, de courts CDD dans la vente de prêt-à-porter masculin et une expérience malheureuse dans l’immobilier. Rien de très concret et de très responsable, mais suffisant pour avoir un brin d’assurance.
J’ai obtenu ma toute première mission six mois après le lancement de mon entreprise. J’avais pour tâche le design de livres blancs pour une entreprise douanière.
Pour vous restituer, au commencement de mon activité, je me positionnais en tant que Community Manager. Je m’efforçais de me faire connaitre sous cette appellation depuis le début de mon activité. J’avais construit toute une image de marque autour de cet axe.
Alors évidemment, mon premier client me contacte pour du design. DU DESIGN. Le truc pour lequel je me suis le moins qualifié, encore aujourd’hui. Mes compétences en graphisme sont l’équivalent de la réussite de la France à l’Eurovision.
Bref. Je finis par faire ces libres blancs sous Word (oui, oui je sais :D ), et je facture ça 440 € pour 2 feuillets de 20 pages chacun.

Avant de me résigner à Word, j’avais fait quelques essais sur Illustrator. Mais j’ai abdiqué rapidement, et ça a terminé en ctrl+c, ctrl+v assez dégueulasses.
Débuter l’entreprenariat tôt implique beaucoup de choses. Sans oser parler au nom d’une majorité, je m’en vais décrire mon cas. Mon but n’est pas de dresser un comparatif avantage ou inconvénients, mettons cela de côté, ce n’est pas cela qui nous intéresse.
J’ai eu la chance d’être hébergé chez mes parents pendant le début de mon activité, ce qui m’évitait de nombreux frais. Malgré tout, et malgré le support d’un de mes proches qui me guida bon gré, mal gré, dans l’apprentissage du métier, je me démenais dans une naïveté candide. Pas d’objectif, pas de vision. Si l’insouciance des premiers âges aide beaucoup, elle ne suffit pas à elle-même, et se heurte rapidement à sa propre incompétence et son manque de moyens. Et pour ce qui nous concerne, elle fait défaut d’une certaine compréhension et conscience monétaire de l’offre et de la demande.
Du haut de sa jeunesse, fin lycée – début de la vingtaine, comprendre et répliquer les valeurs financières d’un marché est loin d’être chose innée, et reste très théorique. Je ne saurais guère expliquer avec raison et preuves pourquoi, mais c’est ainsi. Ce n’est pas quelque chose qui s’apprend sur les bancs de l’école.
À 22 ans, j’ai eu pour la première fois la chance d’enseigner à l’université dans une filière commerciale. J’étais très fier, et mon module portait sur la découverte des métiers du numérique.
Lorsque le contenu du cours s’y prêtait, je demandais aux étudiants d’estimer mon salaire horaire d’enseignant. Âgés de 18 à 20 ans, ils avaient déjà derrière eux plusieurs cours de marketing, de négociation et une sensibilité commerciale en développement. À chaque fois, le même schéma s’est répété. La moyenne des réponses tournait autour de 15€ l’heure. Tandis qu’à la vérité, mon contrat m’octroyait 40€ de l’heure.
Je me mets aisément à leur place et trois années avant, j’aurais moi aussi halluciné de savoir que mon professeur touchait autant. Et encore plus épouvanté de savoir que certains professeurs touchaient autant. (Genre mon ancienne prof d’espagnol.)

J’aurais jamais du prendre espagnol de toutes façons.
Trouver son prix est une épreuve du combattant. J’ai passé tout le début de ma création d’entreprise à me construire une image de marque : site web, réseaux sociaux et référencement, construction d’un book et d’un portfolio, mise en place d’un CRM… L’idée était simple, je voulais m’assurer d’avoir tous les outils à disposition, prêts et efficaces, pour m’assurer une bonne gestion par la suite. Deux choses : D’une part, cela ne m’a pratiquement servi à rien, hormis mettre mes idées à plat et les structurer. D’autre part, au début mon « business model » se caractérisait uniquement par la vente de pack de community management à des sommes dérisoires.
Lorsque que ce premier client m’est tombé dessus (Cf, le design de livres blancs), je n’étais absolument pas préparé. Je n’avais aucune idée de comment le facturer. Même le produit m’était inconnu, c’était la première fois que je découvrais l’existence et l’utilité des livres blancs. Aucune idée sur la mission, aucune idée sur les prix du marché, impossible d’estimer mon temps sur une tâche que je n’avais jamais faite. Les premières interrogations étaient cruciales : Est-ce que je facture au forfait ? Est-ce que je facture à l’heure ? Comment est-ce que calcule mes heures ? Comment dois-je mettre en forme mon devis ? Est-ce que le client doit le signer ? Et puis je demande quelle durée pour le délai ? Je demande un acompte ? Et quel montant choisir ?

Même le design du devis était pourri.
A ce moment, tous mes beaux documents n’avaient aucune importance. J’étais bien empoté de trouver et de justifier un prix cohérent. Je n’avais jusqu’à alors que des prix « fictifs » qui n’avaient jamais été testés. Il me fallait un tarif horaire.
La première base était le smic que je fixais brutalement à 10€/l’heure. Puis ma première étape fut de considérer le smic comme un salaire adéquat. À 35H pendant 4 semaines, cela me faisait un total théorique de 1400€. À mes yeux, c’était énorme. Toutefois, j’incluais mes taxes dans ce prix et décidais donc d’augmenter légèrement ce taux, et de passer à 13€ de l’heure (le fou). 13€ de l’heure me semblait tout à fait à propos. Des missions à 40€-60€ de l’heure me paraissaient folles, et j’étais stupéfait de savoir que l’on pouvait acheter de telles prestations à ce prix.
Je tiens à préciser que ce tarif horaire n’a jamais été confronté à un client. Au début de mon activité, et suivant les devis, je passais le plus clair de temps à construire des grilles tarifaires pour essayer de cadrer au mieux mon activité et le temps consacré. Pour mes packs de Community Management, cela donnait lieu à des tableaux Excel sans queue ni tête où j’estimais mes offres en fonction du nombre et du type de post, des temps de veille et de création, de la gestion de communauté et sous quel volume… À vouloir être le plus clair et le plus précis possible, je m’enfonçais dans des méthodes lourdes, confuses, qui étouffaient l’ouverture à d’autres offres plus innovantes.
C’est seulement après plusieurs échanges avec d’autre indépendants, différents entretiens avec plusieurs clients, et quelques expériences supplémentaires que j’ai progressivement acquis une meilleure compréhension des prix du marché. Sans pour autant avoir toutes les clés en main, il m’apparaissait clair que 13€ de l’heure était ridicule pour un community manager digne ce nom.
Au fur et à mesure, j’augmentais mon prix par palier. Je suis rapidement passé à 20€ de l’heure, puis 25€. Pour beaucoup, ce sont les premiers rendez-vous clients et leurs retours vis-à-vis de mes devis qui m’ont aidé à gagner confiance en moi. Je suis arrivé à 30€ de l’heure et c’était mon premier plafond. Le prix me semblait correct, j’avais quelques essais à mon actif et des premiers retours positifs pour avoir suffisamment d’assurance.
Puis, j’ai pris en compte le fait que je devais inclure toute ma gestion/préparation dans mon heure de travail. Sans pour autant être un grand gestionnaire, dans 1h facturée au client, je me mettais aussi à tenir compte de mes temps de veille, de mon suivi client, de mon travail en amont… Si aux yeux du client je travaillais 1h, j’avais derrière moi plusieurs heures pour que tout fonctionne correctement. Logique me direz-vous, mais ce n’était pas toujours évident.
Cette réflexion m’amena à reconsidérer ma façon de vendre mon expertise, et c’est à 42€ de l’heure que j’ai vendu ma seconde prestation (de la formation cette fois-ci), quelques mois après. Je suis fier de cette mission où pour la première fois, j’avais pu afficher un prix correct. L’air presque confiant, mais avec des arguments qui tenaient route, le client avait accepté. (Et c’est aussi la première fois que j’ai eu des soucis de paiement, mais ça c’est autre histoire :D )

42€ de l’heure, le début de la richesse !
Par la suite, la majorité de mes prestations ont été proposées sur cette base. C’était un prix convenable sur lequel je pouvais me défendre. Je savais ce que j’étais capable de produire, et de vendre. Puis le premier déclic est venu suite à une remarque d’un autre indépendant avec qui je travaillais.
Un jour, j’ai vendu à une importante entreprise, 2 heures de consulting sur de la communication événementielle à 40€/l’heure. Par la suite, en discutant avec lui, il m’avait appris qu’au vu de l’entreprise et de leur chiffre d’affaire, j’aurais pu au moins tripler mon prix sans soucis.
Puis, il m’apprit une astuce de calcul. Sa stratégie était de comptabiliser le nombre d’heures de travail effectives qu’il pouvait réaliser au cours du mois. Puis, d’estimer son revenu mensuel hors taxes souhaité. Et enfin, de calculer son tarif horaire en fonction. Pour donner un ordre d’idée, si l’on considère que son temps de travail mensuel équivaut à 100 heures, et que l’on fixe un objectif de 2500 € net de chiffre d’affaire, alors notre taux horaire est automatiquement à 50 € TTC de l’heure.
Le second déclic vient de cette vidéo youtube, où un designer, au cours d’un atelier, explique par quelles méthodes et quels leviers il créé et facture son offre. Le public est lui-aussi composé de designer et de graphistes, et la vidéo commence où chacun doit indiquer son prix et ses conditions pour la création d’un logo. Un panel spontané d’offres est alors mis en évidence, avec de grandes différences de prix et de caractéristiques. L’atelier se poursuit, les offres et les profils clients sont étudiés, et apparait une seconde donnée qui m’était jusqu’alors brumeuse : « the value to the client ».
Le troisième déclic provient d’un appel d’offre pour l’animation d’un Hackathon de deux jours sur le thème de la sécurité portuaire. Rien de bien compliqué : présenter l’évènement, créer et assurer du lien entre les participants, un brin de jeu, un zeste d’ambiance, et le tour était joué. Au premier abord, pour deux jours entiers d’animation, je chiffrais le coût à 500/700 € la journée. Mais l’offre m’avait été transmise par bouche à oreilles, et je connaissais aussi son budget alloué : 1000 € la journée. 1000 FUCKING EUROS LA JOURNÉE. Soit 2000 € de recettes en deux jours. Bien plus que tout ce que j’avais gagné sur plusieurs mois. C’était énorme, un premier gros contrat ! C’était très motivant, de bon augure, et j’en avais vraiment besoin. Mais nous étions deux sur le dossier. Un gars de la ville, et une agence parisienne. J’étais certain d’obtenir la mission ! Je connaissais l’écosystème numérique Havrais plutôt bien, j’avais plusieurs contacts influents, et niveau animation ou prise de parole en public, j’étais suffisamment aguerri. Or, (forcément -_- ), sous le prétexte que je n’avais pas d’expérience dans l’animation de Hackathon, le contrat a été signé avec l’agence parisienne. Alors que bordel, j’étais entièrement qualifié.

On retrouvera l’animateur à 02h du mat’ en train de boire des bières avec les autres organisateurs. Moi, rancunier ? Non pas du tout :D
Ainsi, j’intégrais dans ma construction de prix trois nouveaux paramètres : le budget du client, sa perception de la valeur de l’offre, et le fait que la richesse est très mal distribuée :D
Calculer son tarif, c’est agir avec adresse. Manœuvrer avec agilité pour trouver le prix qui convient au prestataire ainsi qu’au client. Mais si cela tient en une phrase, ce n’est facile que d’apparence.
Malgré moi, j’ai toujours peur lorsqu’en face d’un client je dois annoncer mon tarif horaire. Quand la mission est brumeuse, quand je manque d’éléments, j’aimerais pouvoir lui crier, écrire en caractère gras que « tout dépend ». Tout dépend de la demande, du contexte, et de la durée de la mission. Tout dépend du budget client, des enjeux du projet, et de la concurrence. Tout dépend de mes compétences, de mes frais, et de mon expérience. Pourtant je me retrouve tenaillé entre annoncer un prix trop fort ou trop faible, et en perdre mon prospect.
J’aimerais pouvoir dire à présent que définir mon tarif est derrière moi. Que je pourrais d’un claquement de doigt trouver le juste prix. Mais c’est une affaire qui se renouvelle quotidiennement. On expérimente, on cherche et on évolue. Au moins j’aurais appris que 13€ de l’heure, c’est bien mignon mais ça ne dure pas très longtemps.
Aujourd’hui, sans pour autant affirmer que mon tarif crève les plafonds de verre, j’ai quitté la rigueur des paliers que je m’imposais pour tendre vers une meilleure souplesse. Au diable les 40 ou 60€ de l’heure, cela ne devient pas forcément le plus important. Aujourd’hui, je ne sais à combien je facturerais un nouveau client à l’heure. Ni même si je lui fournirais un tarif horaire. Toutefois, je sais pour quel montant je n’accepterais pas la demande d’un client. Et encore, les fins de mois sont souvent trompeuses.
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N'hésitez pas à contribuer !